13
Méba avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, le cadavre du Crétois gisait sur le sol.
— Vous n’aviez pas le droit, Ofir, vous n’aviez pas le droit…
— Cessez de gémir, Méba.
— Vous venez de tuer un homme !
— Et vous avez été le témoin d’un meurtre.
Le regard d’Ofir était si menaçant que le diplomate recula et s’enfonça dans les profondeurs du tombeau. Il voulait échapper à ces yeux d’une invraisemblable cruauté qui le poursuivaient jusque dans les ténèbres.
— Je connais ce fouineur, constata Chénar. C’est l’un des mercenaires que paie Serramanna pour protéger Ramsès.
— Un policier lancé sur nos traces… Le Sarde a dû s’interroger sur l’identité de Lita et tente d’obtenir des renseignements. La présence de ce limier prouve qu’une vaste opération de recherches a été lancée.
— Nous ne sommes plus en sécurité dans cette cité maudite, conclut Chénar.
— Ne soyons pas si pessimistes ; ce curieux ne parlera plus.
— Il a quand même réussi à remonter jusqu’à nous… Serramanna fera de même.
— Un seul bavard a pu révéler notre cachette : le tuteur de Lita, celui que les villageois considèrent comme un sorcier. Ce vieil imbécile est mourant, mais il a encore eu la force de nous trahir. Dès ce soir, je m’occuperai de lui.
Méba se crut obligé d’intervenir.
— Vous n’allez pas commettre un nouveau meurtre !
— Sortez de la pénombre, ordonna Ofir.
Méba hésita.
— Hâtez-vous.
Le diplomate avança. Un tic lui déformait les lèvres.
— Ne me touchez pas, Ofir !
— Vous êtes notre allié et mon subordonné, ne l’oubliez pas.
— Certes, mais ces meurtres…
— Nous ne sommes pas dans les confortables locaux de votre ministère. Vous appartenez à un réseau d’espionnage qui a pour mission de s’opposer à la puissance de Ramsès, voire de la détruire, et de permettre aux Hittites de conquérir l’Egypte. Croyez-vous que quelques simagrées diplomatiques suffiront ? Un jour, vous aussi serez obligé de supprimer un adversaire qui menacera votre sécurité.
— Je suis un haut fonctionnaire et je…
— Vous êtes complice de l’assassinat de ce policier, Méba, que cela vous plaise ou non.
De nouveau, le regard du diplomate se porta sur le cadavre du Crétois.
— Je ne pensais pas qu’il fallait en arriver là.
— A présent, vous le savez.
— Nous avons été interrompus par ce fouineur, rappela Chénar ; as-tu réussi, Méba ?
— C’est la raison pour laquelle j’ai pris le risque de revenir dans cette cité maudite ! Oui, j’ai réussi.
La voix du mage se fit douce et charmeuse.
— Beau travail, ami. Nous sommes fiers de vous.
— Je tiens mes engagements, n’oubliez pas les vôtres.
— Le futur pouvoir ne vous oubliera pas, Méba. Montrez-nous le trésor que vous avez dérobé.
Le diplomate exhiba le pinceau de Khâ.
— Le prince s’en est servi pour écrire.
— Excellent, apprécia Ofir, vraiment excellent.
— Que comptez-vous en faire ?
— Grâce à cet objet, capter l’énergie de Khâ et la retourner contre lui.
— Vous n’avez tout de même pas l’intention de…
— Le fils aîné de Ramsès fait partie de nos adversaires directs. Toute épreuve qui affaiblira le couple royal est bonne pour notre cause.
— Khâ est un enfant !
— Il est le fils aîné du pharaon.
— Non, Ofir, pas un enfant…
— Vous avez choisi votre camp, Méba. Trop tard pour reculer.
Le mage tendit la main.
— Donnez-moi cet objet.
Les hésitations du diplomate amusèrent Chénar. Il détestait tant ce pleutre qu’il était prêt à l’étrangler de ses propres mains.
Lentement, Méba remit le pinceau à Ofir.
— Est-il vraiment nécessaire de s’en prendre à ce jeune garçon ?
— Retournez à Pi-Ramsès, ordonna le mage, et ne revenez plus ici.
— Séjournerez-vous encore longtemps dans cette tombe ?
— Le temps nécessaire pour pratiquer l’envoûtement.
— Et ensuite ?
— Ne soyez pas trop curieux, Méba ; c’est moi qui vous contacterai.
— Dans la capitale, ma position risque de devenir intenable.
— Gardez votre sang-froid et tout ira bien.
— Comment devrai-je me comporter ?
— Faites votre travail habituel, mes instructions viendront à leur heure.
Le diplomate fit mine de sortir du tombeau, puis revint sur ses pas.
— Réfléchissez, Ofir. Si l’on touche à son fils, Ramsès sera furieux et…
— Partez, Méba.
De l’entrée du sépulcre, Ofir et Chénar regardèrent leur complice descendre la pente et monter sur son cheval, dissimulé derrière une villa en ruine.
— Ce lâche n’est pas sûr, estima Chénar ; il ressemble à un rat affolé qui cherche en vain la sortie de sa prison. Pourquoi ne pas l’éliminer tout de suite ?
— Tant que Méba occupera une position officielle, il nous sera utile.
— Et s’il lui venait l’idée de révéler l’emplacement de notre cachette ?
— Supposiez-vous que j’avais omis de me poser cette question ?
Depuis le retour de Ramsès, Néfertari n’avait connu que de rares moments d’intimité avec son époux. Améni, le vizir, les ministres et les grands prêtres avaient fait le siège du bureau du souverain, et la reine elle-même continuait à répondre aux suppliques des scribes, des chefs d’ateliers, des collecteurs d’impôts et d’autres fonctionnaires appartenant à sa Maison.
Souvent, elle regrettait de ne pas être devenue musicienne au service d’un temple ; là, elle aurait vécu dans la sérénité, à l’écart de l’agitation du quotidien ; mais la reine d’Egypte n’avait plus droit à ce refuge-là et devait remplir sa fonction, sans se soucier de la fatigue et du fardeau des épreuves.
Grâce à l’aide constante de Touya, Néfertari avait appris l’art de gouverner. Pendant sept années de règne, Ramsès avait passé de nombreux mois à l’étranger et sur les champs de bataille ; la jeune reine avait dû puiser en elle-même des ressources insoupçonnées afin de supporter le poids de la couronne et de célébrer les rites qui maintenaient le lien indispensable entre la fraternité des divinités et la communauté des humains.
Qu’elle n’eût point le loisir de songer à elle-même ne déplaisait pas à Néfertari ; la journée comportait davantage de tâches que d’heures, et c’était bien ainsi. Certes, Khâ et Méritamon étaient souvent loin d’elle, et elle perdait ces moments irremplaçables qui voyaient s’épanouir la conscience d’un enfant. Quoique Khâ et Mérenptah fussent les fils de Ramsès et d’Iset la belle, elle les aimait autant que sa propre fille, Méritamon. Ramsès avait eu raison de demander à Iset de veiller sur l’éducation des trois enfants. Entre les deux femmes, il n’y avait ni rivalité ni inimitié ; ne pouvant plus être mère, Néfertari avait elle-même prié Ramsès de s’unir à Iset la belle pour que cette dernière lui offrît des descendants parmi lesquels il choisirait peut-être son successeur. Après la naissance de Mérenptah, Ramsès avait décidé de s’éloigner d’Iset et d’adopter un nombre illimité d’« enfants royaux » qui proclameraient la fécondité du couple royal.
L’amour que la reine éprouvait pour Ramsès allait bien au-delà de l’union des corps et des plaisirs ; ce n’était pas seulement l’homme qui l’avait séduite, mais surtout son rayonnement. Ils formaient un seul être, et elle avait la certitude qu’ils communiaient à chaque instant, même éloignés.
Lasse, la reine se livra aux mains expertes de sa manucure et de sa pédicure ; au terme d’une longue journée de travail, elle s’abandonnait à cette exigence de beauté qui devait la faire apparaître sereine en toutes occasions, quels que fussent ses soucis.
Vint le moment exquis de la douche : deux servantes versèrent sur le corps nu de la reine de l’eau chaude et parfumée. Puis elle s’étendit sur des dalles tièdes ; ce fut alors le début d’un long massage avec une pommade à base d’encens, de térébinthe, d’huile et de citron qui effacerait tensions et contractures avant le sommeil.
Néfertari songea aux imperfections dont elle était responsable, aux erreurs qu’elle avait commises, à ses emportements inutiles ; le chemin juste consistait à agir pour qui agissait, car l’acte juste enrichissait la règle de Maât et sauvegardait le pays du chaos.
Soudain, la main qui massait la reine changea de rythme et devint plus caressante.
— Ramsès…
— M’autorises-tu à remplacer ta servante ?
— Je dois réfléchir.
Elle se retourna, très lentement, et découvrit son regard amoureux.
— N’avais-tu pas une interminable réunion avec Améni et les administrateurs des greniers ?
— Cette soirée et cette nuit nous appartiennent.
Elle dénoua le pagne de Ramsès.
— Quel est ton secret, Néfertari ? Parfois, je me prends à penser que ta beauté n’est pas de ce monde.
— Notre amour l’est-il ?
Ils s’enlacèrent sur les dalles tièdes, leurs parfums se mêlèrent, leurs lèvres s’unirent, puis le désir les emporta sur ses vagues.
Ramsès enveloppa Néfertari d’un grand châle ; déployé, il représentait les ailes de la déesse Isis, sans cesse en mouvement pour donner le souffle de vie.
— Quelle splendeur !
— Un nouveau chef-d’œuvre des tisserandes de Sais, afin que tu n’aies plus jamais froid.
Elle se blottit contre le roi.
— Fassent les dieux que nous ne nous quittions plus.